mardi 11 octobre 2011

Au fond à gauche, à Franz Kafka


D’un coup de menton, le type à l’entrée indiqua la direction à Monsieur K, « C’est la 3° porte au fond à gauche ». L’inflexion de la voix ponctuant la phrase trahissait l’étonnement, une stupéfaction à peine dissimulée. Pourtant, il devait être habitué à voir défiler des individus de toutes sortes, d’un genre plutôt douteux et Monsieur K. n’échappait pas à la règle. Bien qu’il ne pu s’empêcher d’en éprouver de la gêne, il préféra penser qu’il avait simplement dérangé le type à l’entrée. C’était la seule explication. Il se frotta machinalement le sourcil, comme s’il voulait sortir d’un mauvais rêve. Le vrai chemin passe par-dessus une corde qui n’est pas tendue en hauteur, mais presque au ras du sol. Elle semble plus faite pour faire trébucher que pour être franchie, se dit-il secrètement. Une fois encore, il n’était pas certain de la réalité. Une fois encore, il était convaincu que sa mine déconfite lui jouait des tours, n’inspirait que les mauvaises grâces L’air qu’il affichait était la cause de tous ses malheurs, l’air qu’il avait n’était jamais approprié à la situation. Mais quel air peut-on se donner en de pareilles circonstances ? Il n’y avait jamais vraiment réfléchi. Rasé de près, un costume à peu près ajusté, il ne pouvait pas être pire que ceux qui venaient se presser, la tête rentrée dans les épaules, honteux de se retrouver là. Il se concentra sur l’indication «la 3° porte au fond à gauche » pour éviter de trébucher, sans pouvoir s’empêcher de marquer un temps d’arrêt. Il regarda autour de lui, inspecta les lieux avec circonspection. Tout était bon pour chasser cette voix qui le rendait coupable.

Il aurait donné n’importe quoi pour trouver la force de rebrousser chemin, mais quelque chose le poussait à avancer. Passé un certain point il n’est plus de retour. C’est ce point-là qu’il faut atteindre, marmonna t’il intérieurement. C’est ce qu’il croyait, ce qu’il avait toujours cru. Même s’il n’y avait rien, il irait jusqu’au bout Chaque pas lui coûtait un effort surhumain. Son épaule raclait le mur, son épaule entraînait le reste de son corps. La tête basse, il regardait la moquette, usée jusqu’à la corde. Il se serait volontiers glissé dessous, il aurait aimé disparaître, mais le retour était impossible et le couloir interminable, comme tous les couloirs. Il avait constaté à plusieurs reprises que la longueur des couloirs était proportionnelle à la difficulté qu’il avait à les traverser.

Il ne luttait pas contre lui-même, contre ses pas, il était dans le bon sens de la marche, vers la bonne direction. Le chemin est infini, rien à y retrancher, rien à y ajouter et pourtant, …il laissa la phrase en suspens dans sa tête. Il avançait vers la porte, « au fond à gauche », avec pour seul objectif de ne pas se perdre en route, de ne pas se tromper. Il s’était tellement trompé, si souvent perdu en chemin. Toute son existence n’avait été que méandres, cloisons, contorsions intérieures et extérieures, confusions. Déjà dans son enfance l’autorité paternelle, mais il ne voulait pas remonter aussi loin. Il pouvait conclure à un mauvais sens de l’orientation, mais ce n’était pas suffisant, pas excusable pour autant. Son comportement était injustifiable, il était coupable et la voix, « au fond à gauche », le lui rappelait. Avec les femmes, il n’avait aucun talent et pas plus d’alibis. Le nom de Felice, puis celui de Milena lui revint en tête. Il se mit à sourire, mais furtivement. Chaque pas l’accusait. Pourquoi n’avait-il pas su avec Felice, avec Milena, avec quelques autres ? Que n’avait-il pas compris ? Quelle sorte d’homme était-il au fond ? Quel homme se cachait au fond de lui ? Un animal transi de peur, une punaise tapie dans l’obscurité d’une chambre.

Des couloirs, des portes, des milliers de raisons de se perdre, de se tromper, de n’être pas au bon endroit, au bon moment. « Prenez le couloir jusqu’au bout et puis sur votre droite passer la porte et encore à droite, le bureau du directeur. ». L’employé modèle, le petit fonctionnaire exemplaire broyé par la « machine » comme tous les autres. Une dernière fois, il pensa au jugement, au verdict, au couperet qui tombe. La sentence ne laissait plus aucun doute : « Vous êtes définitivement responsable Monsieur K., donc coupable. Mais certains événements peuvent toujours vous échappez. Nous aurons l’occasion d’en parler une prochaine fois. ».

Tout à coup, la tâche brunâtre sur le col du type à l’entrée vint le frapper. Il préféra ne pas y penser. Il se trouvait maintenant devant la porte. Il avait envie de rire, mais se contenta de déboutonner sa chemise et passa deux doigts sur son cou. Il cru un moment qu’il allait s’évanouir et s’agrippa à la poignée. Il ne savait plus vraiment où il était, probablement n’importe où, cette sensation ne l’avait jamais quitté de toute sa vie. L’air résolu, il se prépara à ouvrir la porte :
Je vais enfin en finir…

Monsieur K. se redresse avec peine. Il se réveille et déjà s’adresse des reproches. Mais il y a mieux à faire aujourd’hui. Monsieur K. a mieux à faire aujourd’hui. Il en est convaincu et sans doute a-t-il raison.

Nouvelle parue dans la revue Kiblind
www.kiblind.com/ 



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