mardi 11 octobre 2011

Haut bas fragile


Ça ne doit pas recommencer. À chaque fois qu’il se le dit, c’est pire que tout. Mieux vaut ne pas y penser mais comment faire autrement. Il sent que ça monte, ça se prépare et lutter ne sert à rien. Un léger picotement dans les narines. Il regarde la télé, pas très convaincant. Un couple se dispute à propos de Bach et Mozart. Une querelle sans queue ni tête, ça ne vaut vraiment pas le coup. Et alors, qu’est ce qui se passe au juste ? Qu’est ce qu’on essaye de nous dire, de nous faire entendre ? On s’en fout de Bach et Mozart, lui s’en fout. Un couple s’engueule, c’est tout ! Les pieds sur la table, il ne bouge pas. Il n’a même pas la force de changer de chaîne. Est-ce qu’il y a quelque chose à comprendre ? Quelque chose qu’il ne comprend pas ? Un début d’érection. C’est bien le moment ! Il pourrait se tripoter les testicules, mais il n’a pas le goût. Il laisse faire. Des cartons sont empilés contre le mur. Ils traînent là depuis des jours. Des inscriptions au marqueur, « Haut- bas- fragile ». Ne pas penser à ça, surtout pas. Il a déballé le nécessaire. De quoi tenir sans avoir à s’inquiéter. La radio, outil indispensable à sa survie. Quand par miracle, Léonard Cohen passe sur les ondes, il ignore à qui rendre grâce de cette bénédiction. Il sait que la télé ne donnera rien, mais il la regarde quand même.
A quand remonte la dernière humiliation ? A peu près au même moment que le déménagement. Si ça revient, ce sera pire que tout. Tout seul et incapable de se contrôler. « Haut- bas-… ». Il se pince le nez. Il ne faut pas que ça revienne, surtout pas ! Mais ça continue de monter en lui. La dispute prend une mauvaise tournure, juste pour Bach et Mozart. Une crampe dans le genou droit pourrait lui faire fléchir la jambe. Mais c’est sa volonté qui a une crampe, son orgueil. Pire que ça, il est paralysé. Rien ne fonctionne correctement chez lui, le genou comme le reste. Il se souvient d’une nuit où il avait mis des bouchons d’oreilles. Il n’arrivait pas à dormir. Sa femme parlait dans son sommeil. Après avoir exploré ses bas fonds, il s’était élevé à hauteur de ses désirs. Il avait rejoint les sommets. Pour monter, il faut savoir descendre. Monter en elle, monter en lui. Plus tard dans la nuit, les bouchons dans les oreilles, directement connecté à sa vérité intérieure, son souffle amplifié, sa respiration forte. La voix étouffée de sa femme, insupportable ! Il avait retiré les bouchons. Cette fois, c’est sûr, ça va revenir. Il retient, se retient. Il renifle un peu, puis plus fort. Quelques paroles à la volée, c’est comme ça qu’il avait appris la mauvaise nouvelle pendant qu’elle dormait. Quoi de pire ? Tu ne peux rien dire, juste encaisser. Un grand coup dans le ventre, qui te coupe net la respiration. Tu bien essayer de l’entendre ton souffle après ça, tu peux le chercher longtemps. C’était revenu comme ça dans la nuit. Un grand coup dans le ventre et tu te retrouves à saloper les draps de sang. Une vraie gonzesse ! Parce que ta femme te trompe avec ton meilleur ami, d’une banalité à crever. Parce que son corps réclame l’autre. Il ne s’attendait pas à tomber si bas. Monter, monter et puis tomber, tomber. Quelle vacherie ! L’érection n’a pas duré. Il s’est dégonflé. La dernière humiliation, c’était peut-être devant le juge. Au moment de signer le divorce, il avait dégueulassé les papiers, des grosses gouttes rouges comme des tâches d’encre. C’était peut-être à cause de la garde des enfants qui revenait à la mère. Parce que c’est souvent le cas. Parce que les enfants sont des enfants. Une femme adultère, il n’avait pas la force de prouver ça, de s’attaquer à elle. Il avait laissé faire. Et puis vlan ! Voilà que ça revient ! Il n’y a rien à faire. C’est comme ça ! ça toujours été comme ça depuis qu’il est tout gamin. Il se dit que son humanité est concentrée dans son nez et l’idée l’amuse, un peu. Dès que l’émotion le déborde, qu’il est dépassé, son nez se met à pisser le sang. Et maintenant ? Stopper l’hémorragie et éteindre la télé. Ni Bach ni Mozart !

Je ne savais pas

Je me suis longtemps fréquentée contre vents et marées,
bravant les courants contraires,
accumulant les lames de fond.
Je n'ai reculé devant aucune contradiction.
Plus d'une fois, jai bu la tasse et ravalé mes larmes.
Plus d'une fois, j'ai rassemblé mes troupes dispersées et franchi le Rubicon.

J'avais le goût du vertige et de la brûlure,
La prétention des sommets sans l'appréhension de la chute.
Je voulais mordre ton épaule, seulement ton épaule.
Tes cuisses, ton ventre, ta bouche
Et baiser à n'en plus finir.
Toi, une nuit, toute une nuit!

Mais le réveil sonne toujours trop tôt.

Désormais, aucun bunker ne peut me prémunir d'une attaque.
Aucun abris ne peut me protéger du monstre, qui agite en moi
Ses signaux d'alerte, ses feux de détresse.
Qu'il vienne, je l'attends.
Qu'il arrive enfin!





“Un petit monstre avec une tache verte au fond des yeux”. L’homme, un sourire en coin, m’avait dit ça un jour et les jours suivants. La tache verte se rapportait à la couleur de mes yeux, mais pour “le petit monstre”, je ne savais pas. Dès le premier regard, l'homme l'avait vu bondir à la surface de mon être, quelque part dans le vert. Je pouvais bien tourner la tête ou fermer les yeux. Il était dans la faiblesse au bord de l'iris, les mains qui tremblent, la bouche qui ne sait plus, le désir au ras du pubis. Depuis ce jour, l'homme aimait se tenir à une distance respectable de moi, c'est-à-dire le plus près possible, le sourire de la première fois figé sur les lèvres. Avec le temps, le surnom avait subi des transformations. De “petit monstre avec une tache verte au fond des yeux”, j’étais passée à “petit monstre” pour finir “monstre”. Pour le monstre, je ne savais pas. L’homme se défendait parfois de m'avoir réduite à ma plus simple expression. Mais il en va ainsi des marques d’affection, qui se détériorent naturellement à l'usage.
"Un animal caché derrière un buisson", un homme m'avait dit ça un jour. Un autre homme, un autre jour. Animal ou monstre, je ne savais pas. Aucune révélation ne pouvait éclater à mon sujet. J'avais pris soin de ménager les profondeurs. Mais l'homme était mieux renseigné que moi sur la trahison de l'épiderme. Sur ma peau, une histoire sans parole, qui visiblement en disait long. L'homme écoutait. Je savais bien me taire et embrasser. Pour bien embrasser, il faut se taire, c’est-à-dire fermer sa gueule et ouvrir la bouche.
Les hommes, d’autres hommes, se blotissaient contre moi pour entendre l’histoire. Certains, patients et attentifs guettaient le moment. D’autres se précipitaient pour me retirer mes vêtements. La majorité mettait le feu au buisson pour déloger l’animal, tandis que les plus ambitieux choisissaient de le rejoindre. Mais tous le brossaient dans le sens du poil pour obtenir ses faveurs. Quand enfin, il s’installait dans le corps, la fête pouvait commencer. Les hommes aimaient le sentir bien à sa place, dans le souffle haletant, la respiration qui enfle. Mais rapidement, il décidait d’habiter partout et de s’étendre. Au matin, étalé de tout son long, certains ne tardaient pas à quitter le lit. Pas un n’osait vraiment se mesurer à lui. Dans la nuit, il avait changé de physionomie et déplacé ses appétits. Bien souvent, je me retrouvais seule avec lui, des déclarations informulées au fond de la gorge, des promesses intenables sur les bras.
Je vis avec un monstre comme d’autres avec un animal de compagnie. Jamais il ne se dresse contre moi bien qu’il ne m’obéisse pas au doigt et à l’oeil. Je me moque des surnoms qu’un homme lui donne, des intentions qu’un homme me prête. Maintenant, je sais. Le beaux monstre est en chacun. Et c’est bien comme ça!

Nouvelle écrite pour la Revue À la dérive
http://aladerive.jimdo.com/ 


Au fond à gauche, à Franz Kafka


D’un coup de menton, le type à l’entrée indiqua la direction à Monsieur K, « C’est la 3° porte au fond à gauche ». L’inflexion de la voix ponctuant la phrase trahissait l’étonnement, une stupéfaction à peine dissimulée. Pourtant, il devait être habitué à voir défiler des individus de toutes sortes, d’un genre plutôt douteux et Monsieur K. n’échappait pas à la règle. Bien qu’il ne pu s’empêcher d’en éprouver de la gêne, il préféra penser qu’il avait simplement dérangé le type à l’entrée. C’était la seule explication. Il se frotta machinalement le sourcil, comme s’il voulait sortir d’un mauvais rêve. Le vrai chemin passe par-dessus une corde qui n’est pas tendue en hauteur, mais presque au ras du sol. Elle semble plus faite pour faire trébucher que pour être franchie, se dit-il secrètement. Une fois encore, il n’était pas certain de la réalité. Une fois encore, il était convaincu que sa mine déconfite lui jouait des tours, n’inspirait que les mauvaises grâces L’air qu’il affichait était la cause de tous ses malheurs, l’air qu’il avait n’était jamais approprié à la situation. Mais quel air peut-on se donner en de pareilles circonstances ? Il n’y avait jamais vraiment réfléchi. Rasé de près, un costume à peu près ajusté, il ne pouvait pas être pire que ceux qui venaient se presser, la tête rentrée dans les épaules, honteux de se retrouver là. Il se concentra sur l’indication «la 3° porte au fond à gauche » pour éviter de trébucher, sans pouvoir s’empêcher de marquer un temps d’arrêt. Il regarda autour de lui, inspecta les lieux avec circonspection. Tout était bon pour chasser cette voix qui le rendait coupable.

Il aurait donné n’importe quoi pour trouver la force de rebrousser chemin, mais quelque chose le poussait à avancer. Passé un certain point il n’est plus de retour. C’est ce point-là qu’il faut atteindre, marmonna t’il intérieurement. C’est ce qu’il croyait, ce qu’il avait toujours cru. Même s’il n’y avait rien, il irait jusqu’au bout Chaque pas lui coûtait un effort surhumain. Son épaule raclait le mur, son épaule entraînait le reste de son corps. La tête basse, il regardait la moquette, usée jusqu’à la corde. Il se serait volontiers glissé dessous, il aurait aimé disparaître, mais le retour était impossible et le couloir interminable, comme tous les couloirs. Il avait constaté à plusieurs reprises que la longueur des couloirs était proportionnelle à la difficulté qu’il avait à les traverser.

Il ne luttait pas contre lui-même, contre ses pas, il était dans le bon sens de la marche, vers la bonne direction. Le chemin est infini, rien à y retrancher, rien à y ajouter et pourtant, …il laissa la phrase en suspens dans sa tête. Il avançait vers la porte, « au fond à gauche », avec pour seul objectif de ne pas se perdre en route, de ne pas se tromper. Il s’était tellement trompé, si souvent perdu en chemin. Toute son existence n’avait été que méandres, cloisons, contorsions intérieures et extérieures, confusions. Déjà dans son enfance l’autorité paternelle, mais il ne voulait pas remonter aussi loin. Il pouvait conclure à un mauvais sens de l’orientation, mais ce n’était pas suffisant, pas excusable pour autant. Son comportement était injustifiable, il était coupable et la voix, « au fond à gauche », le lui rappelait. Avec les femmes, il n’avait aucun talent et pas plus d’alibis. Le nom de Felice, puis celui de Milena lui revint en tête. Il se mit à sourire, mais furtivement. Chaque pas l’accusait. Pourquoi n’avait-il pas su avec Felice, avec Milena, avec quelques autres ? Que n’avait-il pas compris ? Quelle sorte d’homme était-il au fond ? Quel homme se cachait au fond de lui ? Un animal transi de peur, une punaise tapie dans l’obscurité d’une chambre.

Des couloirs, des portes, des milliers de raisons de se perdre, de se tromper, de n’être pas au bon endroit, au bon moment. « Prenez le couloir jusqu’au bout et puis sur votre droite passer la porte et encore à droite, le bureau du directeur. ». L’employé modèle, le petit fonctionnaire exemplaire broyé par la « machine » comme tous les autres. Une dernière fois, il pensa au jugement, au verdict, au couperet qui tombe. La sentence ne laissait plus aucun doute : « Vous êtes définitivement responsable Monsieur K., donc coupable. Mais certains événements peuvent toujours vous échappez. Nous aurons l’occasion d’en parler une prochaine fois. ».

Tout à coup, la tâche brunâtre sur le col du type à l’entrée vint le frapper. Il préféra ne pas y penser. Il se trouvait maintenant devant la porte. Il avait envie de rire, mais se contenta de déboutonner sa chemise et passa deux doigts sur son cou. Il cru un moment qu’il allait s’évanouir et s’agrippa à la poignée. Il ne savait plus vraiment où il était, probablement n’importe où, cette sensation ne l’avait jamais quitté de toute sa vie. L’air résolu, il se prépara à ouvrir la porte :
Je vais enfin en finir…

Monsieur K. se redresse avec peine. Il se réveille et déjà s’adresse des reproches. Mais il y a mieux à faire aujourd’hui. Monsieur K. a mieux à faire aujourd’hui. Il en est convaincu et sans doute a-t-il raison.

Nouvelle parue dans la revue Kiblind
www.kiblind.com/ 



I would prefer not to, Bartelby


La pièce est trop étroite, j’aurais cru pourtant… le fauteuil est confortable, je pourrais fumer… qu’y a-t-il à regarder par la fenêtre ? Je vais peut-être réfléchir dans un coin de la pièce, trouver un petit coin tranquille, un coin pour réfléchir, une cigarette, le fauteuil, la fenêtre, peut-être, je pourrais.
Les murs, des murs, immenses, des rayonnages, partout, des étagères, une multitude, le plafond, à une hauteur au-delà du regard. J’ai beau forcé, je n’y arrive pas, mes yeux n’atteignent pas. Des fourmillements dans les jambes me tirent vers le bas, me rattrapent au sol. Je reste planté les yeux en l’air, la tête au plafond, cogne, cogne. Ils envahissent, se répandent. Je ne sais pas combattre, mais je me prépare. Un crime. J’aiguise, j’affûte. Je perds ma langue, je gagne l’Orient de mes pensées. Une longue lame et fine et droite et précise et régulière. Les étagères me poussent dans les bras, les rayonnages étirent mes jambes. Je grandis, je grandis. Mon corps gonfle, se déforme, prend une nouvelle dimension. Je ne sais pas lutter, mais je résiste. Ma tête n’explose pas, parcouru en mile endroits, de mille manières par mille choses dont j’ignore le nom, mais dont je reconnais la sensation. Le fourmillement de mille et un insectes dans les jambes, des lignes de picotements dans les muscles, des pincements dans les nerfs. Je découpe, tranche, prépare, je me prépare. Le sang, le sang, il va bouillir. Mon sang ne doit pas bouillir, cailler, tourner, se retourner, s’évaporer. Je perds mon sang, il doit coaguler. J’écarte l’hémorragie d’un revers d’humeur. Je réduis la plaie, je résous la fracture, j’endigue le mal, je bannie la blessure. Mon cœur, mon cœur, je perds mon temps, je perds le rythme. Les murs ne s’éloignent pas, le plafond s’élève dans mon imagination. La tête ne cogne plus, le cœur partout, dans les jambes, les bras, plusieurs fois sur mon ventre, dans mon nombril, tourne creuse, s’enfonce. Mes mains traînent dans mille endroits, mes doigts m’entraînent vers mille sensations, la peau s’ouvre de mille manières à la surface des murs. J’entre dans les interstices, je glisse entre les lignes, je ne m’écroule pas dans les phrases, je reprends vie, je me redresse. Les phrases se répandent en moi, je me rétracte. Je retiens, je retiens. Les espaces entre les mots, le silence entre dans mon vocabulaire. Je peux. Les lignes solitaires, peuples innombrables soudés dans la même quête. Je ne tombe, le ciel, le ciel monte en moi, colonne de feu, explose partout. Un verbe se conjugue à l’infini. Un mot en tête, un nom au cœur de l’idée. Je décline sans tenir compte du genre et du nombre. Les phrases, un véritable crime. Je vais commettre un livre, c’est sûr. Je sais. Je peux tout. J’ai chaud, j’ai froid, je suis invincible, je n’ai plus aucune force. Toute une architecture en moi, un jeu de construction à faire, défaire, refaire. Je bombe le torse, je reprends goût. Ils reculent devant mes assauts, les pages sous les doigts, du papier plein la bouche. J’engloutis, je me goinfre, ils me dévorent. Un être se dessine en moi, grandit au-dessus de moi, bientôt il me mangera la soupe sur la tête. Il prend corps dans mon corps, ma possession. Il est obéissant celui-là, je le veux travailleur scrupuleux, acharné, exemplaire. Du corps à la tête, il ne sait plus où loger, quoi posséder. Je me retourne, il se débat au bout de mon bras et s’achemine vers la main. Un geste, je le tiens au bout de mes doigts, au bout de ma force. J’expulse ce corps étranger, ce corps ami. Il se révolte, se retourne, réfractaire, désobéissant. Je préfère ne pas en parler. J’expulse les pensées de mon corps. La bibliothèque, une cathédrale qui s’étire dans mes membres et prolonge, prolonge plus que moi.
Un rêve en sursaut me plonge dans la réalité. Je me réveille péniblement. Ils sont dévorateurs, ils ont faim, ils ont soif. Ils réclament, ils réclament, ils perdent leur calme. Un livre a poussé en moi, un homme. Bartleby, le scribe. Une cigarette à la fenêtre, « qu’en dites Monsieur Melville ?
I would prefer not to, Bartleby. »

Second souffle


Le retour n’est pas facile, les retours ne sont jamais faciles, les départs peut-être aussi, sans doute sûrement. Je ne sais pas ce qu’il y a de plus difficile, je ne sais plus, j’oublie, je préfère oublier. Garder seulement ce paysage, au-dessus des nuages, au-dessus de tout, de tout ce qu’on peut imaginer en dessous. Ce qu’il y en dessous ne m’intéresse pas, désormais je veux regarder au-dessus, en haut, le plus haut possible. Ce paysage en tête, la cime des montagnes, gravir des montagnes, j’aimerais savoir gravir une montagne, pouvoir trouver le souffle pour monter tout en haut. Ce second souffle que connaissent les sportifs de haut niveau, les alpinistes, les coureurs, les danseurs, que sais-je encore, le second souffle, celui qui rend invincible, qui gonfle le cœur de vigueur, d’ardeur, un sang neuf, se sentir léger, léger comme l’air, plus léger que l’air, monter haut à l’intérieur de soi, ou plutôt non, tout laisser sortir de soi, comme l’air qui circule dans les poumons quand on a enfin trouver le second souffle. C’est comme une seconde vie, commencer une seconde vie, ne plus sentir la douleur, être au-dessus, toujours, encore, aller au-delà, plus loin. J’ai lu quelque part, quand on a trouvé le second souffle, le corps n’existe plus, seulement la course. Le mouvement se confond à soi, c’est comme une mécanique qui fonctionne toute seule, mais rien ne fonctionne tout seul, il faut toujours un élément déclencheur, il y a toujours un effet d’entraînement, un point de départ, une ligne à suivre, à tracer. Je n’ai rien lu par contre sur la possibilité d’une nouvelle vie, recommencer. Est-ce que j’aurais vraiment envie de recommencer ?Qui peut avoir envie de tout recommencer ? Recommencer pour tout défaire et refaire, remonter le temps, remonter le fil, dénouer les nœuds pour les tendre à nouveau. Je ne sais pas si j’ai envie de ça. Revenir en arrière pour avancer plus vite, aller de l’avant, je ne suis pas certain de ça. Qui voudrait tenter l’expérience, prendre le risque d’une nouvelle vie ? La vie ne se renouvelle pas ou plutôt si, la vie est toujours nouvelle, en mouvement, c’est seulement notre regard qui se fatigue à ne pas changer d’angle de vue, de point de vue. Je décide le point de vue d’en haut, au-dessus de moi, lever la tête, au-delà des nuages, la cime des montagnes. Je décide de garder ma vie, de regarder ma vie et de commencer enfin, peut-être. C’est ça le vrai changement, vivre sa vie, être en vie, c’est ça la nouveauté. Changer à l’intérieur de sa propre vie, c’est ça le vrai risque. A new life every day ! Il est là le second souffle, celui qui revitalise dynamise, électrise, réconforte, emporte, transporte.
Je n’ai pas envie de rentrer, pourtant j’avais envie de partir. Mais si je ne reviens pas, je ne pourrai plus partir, le point de départ, revenir au point de départ, retour à l’origine, aux sources comme diront certains. Je m’en fous de ce qu’ils disent les autres, de ce qu’ils pensent, chacun sait pour soi, devrait savoir. Je sais que je n’ai pas envie de rentrer, seulement de voir le steward forcément souriant se pencher sur moi pour me servir une boisson, la plus fraîche possible. Quelle tête quand il jouit ? Et son beau sourire ? Que devient l’assurance de son sourire ?
– Une boisson fraîche?
Je l’imagine bien proposer après le coït une boisson fraîche, déformation professionnelle, une coupe de champagne, tiens, pour fêter l’événement. J’aimerais bien le voir dans l’effort, le travail mon ami, le travail du sexe, atteindre l’orgasme, la jouissance. Les sommets encore, toujours les sommets, et le second souffle, trouver le second souffle, nécessaire pour dépasser les montagnes, regarder les cimes. C’est tellement facile et sans risque depuis le hublot, les montagnes, le souffle, le steward, tellement simple. Mais quelle force pour redescendre sur terre, poser le pied à terre, le premier à la descente de l’avion. Il est là le danger, en bas. Une fois qu’on est revenu à terre, à soi, à la vie, on oublie vite le second souffle, le vol au-dessus des montagnes, par-delà les nuages, les boissons rafraîchissantes, le steward. On oublie même pourquoi on est parti, ce qu’on est venu faire ici, ce qu’on fait là, pourquoi il faut revenir à la réalité, fouler de nouveau le plancher des vaches. Je ne sais même pas comment il s’appelle le steward, steward ce n’est pas un nom, c’est celui qu’on lui donne mais ce n’est pas le sien, pas le vrai, pas celui qui m’intéresse.
– Bonjour, Jacob. Et vous ?
Je suis assez jeune, 20 ans, le plus bel âge dit-on. Fort heureusement pour moi, on me donne plus que mon âge, surtout avec une barbe de 3 jours, enfin ils me donnent généralement plus de 20 ans, ils s’arrangent facilement avec ça. Certains s’arrangent moins de leur homosexualité refoulée, comme on dit, mal digérée, mal vécue, mal employée. Moi ça va, je m’en arrange, depuis 4 ans déjà, tout le monde s’arrange avec ma réalité, sa réalité de ma situation.
– Et vous, steward, vous aimez les garçons ?
Le steward, je me fous du steward, même pas mon genre, trop souriant, trop rafraîchissant. Je sais ce qui m’attend en bas, c’est pour ça que je préfère regarder en l’air, en haut, continuer de regarder par le hublot, ne pas quitter le hublot, même pas pour aller pisser.


Le bruit infernal dans les oreilles, je ne supporte plus, trop de bruit dans la tête. Je suis fatigué, j’aimerais que ça s’arrête, une bonne fois pour toute, que le bruit me laisse tranquille. J’imagine ce qu’ils ont les autres dans la tête, quelle sorte de bruit, quelle place pour les pensées. Moi, je n’en ai aucune qui peut me distraire, trop de parasites dans le cerveau.
Je suis allé voir un spécialiste, un neurologue, à cause des migraines. « Surmenage », c’est tout ce qu’il a trouvé à me dire ce grand ponte, scanner, prise de sang, tout ça pour s’entendre dire « Surmenage. Vous êtes surmené Monsieur. Vous devriez prendre des vacances. Je ne sais pas, partir par exemple au bord de mer. Le bruit de la mer, c’est doux et léger ». Pourquoi est-ce qu’il a souri sur cette dernière phrase, doux et léger, aucun bruit ne peut être doux et léger, Monsieur le neurologue. Vous ne savez rien du bruit, de mon tintamarre intérieur, vous n’avez pas idée des fluctuations à l’intérieur de ma tête. Les moteurs, les sifflements, les grondements, le souffle, ce bruit de souffle est indescriptible. Je finis par ne plus supporter mon propre souffle, ma respiration me fait mal, m’empêche de m’endormir, ma respiration me retient la nuit, elle me tire en arrière. Je vais devenir fou, à force. Je ne veux plus rien entendre.


Je ne sais pas ce qui s’est exactement passé. Je ne sais pas comment j’ai pu me tromper à ce point. C’était quand exactement ? Ce que j’ai fait après, je m’en souviens. J’ai marché des heures durant dans les rues, sans but, sans raison. J’ai marché pendant près de 10 heures, presque jusqu’à l’épuisement, à la recherche du second souffle. On peut dire d’une certaine manière que je l’ai trouvé. Je suis allé le chercher tout au fond de moi, comme la rage qui m’a tenu dans la marche. J’ai sillonné la ville, à la recherche d’un homme, le coupable peut-être, le meurtrier. Je suis allé à la recherche d’un corps à aimer, détester, posséder, une vengeance, une fuite.
Je suis passé devant des tas d’endroits que je connais, que nous fréquentons mes amis et moi pour être tranquilles. On ne peut être en bonne compagnie qu’entre gens de la même espèce. Je ne me suis pas arrêté une seule fois. Je n’ai salué aucun de ceux que j’ai reconnu. Paula avec sa nouvelle petite amie, Géraldine je crois, à la terrasse de ce café qui affectionne tant les vaches. Partout des photos de vaches venant de tous les pays, de toutes les espèces, des Tarentaises, des Normandes, des Aubrac. On s’est souvent amusé avec Paula et la énième femme de sa vie à inventer des noms aux vaches qui nous surveillaient de leur œil bovin, Margueritte, bien sûr, La Noiraude, Blanchette, rien de très original. Nous avons tout appris sur leurs origines grâce à Marco, le serveur qui jouit en beuglant comme un veau, déformation professionnelle. Ils en ont tous, ils finissent tous par attraper de sales petites manies. C’est pour cette raison que je préfère prendre mon temps, avant de choisir un travail, qui va finir par me contaminer, m’envahir tout entier, grignoter ma vie consciencieusement. Maintenant, je crois que je n’aurai plus le choix, je sais exactement ce qui me contamine, va me grignoter de l’intérieur. Je sais quel sera mon travail quotidien, ma mission, la plus éprouvante de toutes, se battre contre moi-même, contre une partie de moi, une partie qui est en moi et ne m’appartient pas. Quelque chose que j’ai hérité d’un autre, pour une fois que l’on me donne, cadeau empoisonné.


Je ferme les yeux, j’essaye de penser à autre chose, j’imagine le silence. À quoi pourrait ressembler le silence, quelle couleur lui donner ?À chaque moment, action, mouvement, j’associe un bruit, à chaque bruit une couleur. Quand je pars travailler, rouge, quand je suis dans la saturation, violet, puis noir, rarement blanc. Le silence peut-être,blanc, la mer douce et légère, le bruit doux et léger. Certaines femmes ont un bruit doux et léger, leur peau, oui, ma main sur leur peau cherchant la béance, l’oubli dans leur béance, toutes leurs béances, les gouffres merveilleux. Ce que raconte la peau des femmes, le bruit le plus doux et léger que je connaisse. Pourtant, je ne sais pas les femmes. Je les prends, les aime, mais je ne sais pas.
Je voudrais ne plus entendre de bruit, aucun. Trop de bruit, depuis trop longtemps. Le mien, celui des autres, tous les bruits s’ajoutent, mais aucun ne peut se soustraire, ne s’efface.


J’ai marché sans m’arrêter, sans saluer Paula, Marco, Alexandre, Louis, Etienne, Berni, sans penser à mes 16 ans, aux 4 années de négociations permanentes pour faire admettre qui je suis, aux 4 années de boulimie sexuelle, de corps toujours plus désirables, d’hommes toujours plus âgés, de séduction toujours plus compliquée.
J’ai marché en pensant à ces hommes sans me souvenir de leur visage. Lequel d’entre eux m’a trahi, lequel a pu profiter et comment a-t-il pu s’y prendre ? J’ai toujours été extrêmement prudent, jamais de risques, je connais la chanson. J’ai grandi avec cette menace, cette punition divine diront certains, pour moi c’est une belle saloperie, une saloperie qui s’attaque à l’un des rares bonheurs de l’existence, celui où l’on peut oublier, tout oublier, s’oublier soi, oublier la mort, oublier même l’autre, au point de ne pas se souvenir de son visage, de leur visage, aucun visage. Alors lequel m’a condamné ? À qui faire payer ?
J’ai marché pendant des heures sans trouver le second souffle, parfois une forme de légèreté presque, mais non, pas vraiment, un vague plaisir peut-être à avancer malgré tout, à trouver un rythme qui me convient, le rythme qui est le mien, celui d’une respiration qui se fait plus ample, plus souple, qui se détend. S’entendre respirer tant qu’il y a du souffle, tant qu’il y a de la vie dans mon corps, de l’énergie. Je trouverai celui qui a fait ça.


Ce matin, le café m’a légèrement brûlé. J’ai pensé à prendre l’avion, j’ai même pensé que prendre l’avion serait légitime, et partir. La Normandie, l’idée m’est venue peut-être cette nuit à la suite de ce reportage télévisé sur les vaches Normandes. Les paysages m’ont inspiré le silence, ils étaient presque blancs. J’y étais presque à la douceur et au calme sans passer par les femmes. Parce que les femmes malheureusement ne restent jamais douces et calmes très longtemps. Je choisirais un endroit peu fréquenté, isolé, à l’abri des regards, je ne veux pas que l’humeur des gens vienne me parasiter.Pas de témoins, seul avec mes bruits dans la tête, avec un peu de chance, ils pourront peut-être se dissoudre dans l’eau. Je suis persuadé que tout peut se dissoudre dans l’eau, le bruit, les pensées qui l’accompagnent, les souvenirs, images, couleurs, ma mémoire n’est pas imperméable, encore moins insubmersible.
Je ferme les yeux, je me concentre, le goût du café brûlant n’est pas resté sur ma langue, il a rejoint le répertoire des sensations. Je pense à la mer, au neurologue, au bruit des appareils médicaux, scanner, IRM, que sais-je encore. Encore un effort et j’arrive jusqu’à la mer. Le silence de la mer ne couvre pas le bruit des machines, l’hôpital encore, le brouhaha des villes, le vacarme de l’aéroport. J’aimerais m’élever au-dessus des nuages, par-delà les montagnes, oublier les bruits du sol, pour celui, inaudible des hauteurs. Mais je ne peux pas m’élever, je ne sais pas voler. Je ne sais pas comment je vais faire avec la mer, je ne sais pas.
J’ai oublié le café, la sensation, la brûlure verte. Je vais rapidement retrouver les gestes, les habitudes et les interférences inhérentes à mon travail. Aujourd’hui, je commence la journée avec le vol Paris –New York. Les bagages de ces messieurs dames à transporter avec le plus grand soin bien évidemment. Le manège habituel, l’avion atterri, je prends la voiture, récupère les bagages, les transporte au dépôt et après je ne m’occupe plus de rien. Je ne croise pas les voyageurs, je ne préfère pas. La journée sera longue, mais j’ai pris ma décision, demain, je pars rejoindre le silence doux et léger de la mer. Je préviendrai le travail, tôt le matin, j’invoquerai de violentes migraines, marteaux, pilons, l’explosion cérébrale. Je choisis la Normandie, Trouville, à moins de deux heures de Paris en voiture. Je partirai tôt pour profiter de la journée. À cette période de l’année, je devrais échapper aux autres, à part les autochtones, mais ceux-là ne me dérangent pas. Leur bruit est déjà absorbé par l’environnement, il se confond à l’atmosphère, celui-là ne me perturbera pas. Le bruit ambiant m’accompagnera, me protègera de mes mouvements internes, soubresauts, contorsions. J’échapperai à mes multiples méandres, je cesserai de les arpenter à la recherche de la vérité sur ma mystérieuse maladie, celle qui me dévore la tête, ce surmenage permanent, depuis que j’ai 4 ans. Quatre ans, l’âge où j’ai cessé de voir la mer et depuis je peux l’affirmer, je n’ai jamais vu la mer. Je ne sais pas la mer, je n’ai plus su à 4 ans, j’ai désappris la mer, fait le chemin à l’envers, à rebours. Je crois me souvenir de la chanson qui passait dans la roulotte du marchand de bonbons où j’achetais des réglisses et des caramels mous, « Les mots bleus » de Christophe. C’est peut-être pour ça que j’associe ma vie aux couleurs et aux bruits. Je me souviens de ce bruit, une perforation en plein cœur de mes 4 ans et ce n’était pas la mer. La mer ne m’a pas perforé, elle a emporté, c’est tout, elle a emporté mes 4 ans loin de tout, ma vie hors de portée. C’est un cri qui m’est entré dans la tête, c’est ce cri qui me dévore depuis tout ce temps. Il fallait bien un jour, que ça arrive, je m’étais préparé tout ce temps. J’ai pris mon temps, mais demain, c’est décidé, je vais régler mes comptes. Demain matin, je pars régler mes comptes, cette idée devrait me faire tenir toute la journée.


Je ne souviens pas comment le médecin m’a annoncé la nouvelle. Il n’y a pas 36 façons pour apprendre une nouvelle pareille. Quand je suis venu chercher mes résultats, il m’attendait dans le couloir. L’air de rien, il m’a demandé de le suivre dans son bureau. J’étais plutôt surpris, un peu excité, même si il n’était pas du tout mon genre, je n’ai pas vraiment de genre. Un type assez grand et quelconque, la blouse blanche n’avait pas d’effet particulier sur moi, je ne me laisse pas impressionner par l’uniforme. J’ai vu dans ses yeux de la compassion, non pas de la pitié. Je ne peux plus composer avec la pitié des autres, je refuse qu’on me regarde comme un malade, comme si ma sexualité s’affichait dans ma chair, m’amoindrissait. La compassion dans ses yeux, l’empathie. Est-ce qu’ils apprennent la compassion en fac de médecine ? Il m’a demandé de m’asseoir et je crois que j’ai tout de suite compris au son de sa voix, la gravité de mon état. Cent fois, j’ai répété dans ma tête, je ne comprends pas, je me suis toujours protégé, j’ai toujours protégé les autres. Je ne comprends pas, je lui ai dit :« je ne comprends pas ». Il n’a rien dit, seulement indiqué les nouveaux traitements efficaces, à suivre impérativement, le nom d’un psychologue pour m’accompagner, tout le baratin que l’on se doit de tenir aux derniers malades arrivés, consignes, recommandations, réconfort. Je n’écoutais déjà plus. J’ai refusé tout net de prendre son numéro, même en cas d’urgence. J’ai tout refusé en bloc, parce que je ne comprenais pas. Je ne sais pas si c’est ma mémoire qui me fait défaut, si déjà le virus atteint mon cerveau, mais je ne comprends pas, je ne trouve pas le responsable, le coupable. Je ne sais pas. Je ne sais pas si 20 ans c’est le plus âge, pour qui, pourquoi ?
Je ne marche plus dans les rues depuis ce jour, seulement dans ma tête. Dans l’avion qui me ramène chez moi, je continue d’avancer dans ma tête, je ne m’essouffle pas, mais je n’habite plus nulle part, je n’ai plus de chez moi. Je ne suis même plus dans mon corps, non, je n’habite que mon corps, désormais mon seuil royaume. Je suis le souverain d’un royaume en pleine décrépitude, un souverain en fin de règne. Je vais trouver le second souffle en descendant de l’avion qui revient de New York. Je voulais me payer New York, big apple, une part de la grosse pomme, croquer dans la pomme à pleine dent. Je retiens Ground Zero, une béance, un trou, je sens aussi un trou dans mon corps, au beau milieu, mais je ne pleure pas, je prends note. Je ne pourrai pas tenir en place à Paris, tout bouge, tout est en mouvement, si je ne suis pas le mouvement, je meurs. Si je ne marche pas, mes pensées vont continuer de creuser leur sillon, je m’y engouffrerai puis disparaîtrais. Je ne veux pas disparaître, je dois continuer de marcher. Je suis toujours à la recherche de mon second souffle, je sais qu’il existe, il est en moi, c’est la maladie, le virus qui l’aura enclenché, délivré de moi. Je ne vais pas tenir à Paris, mon souffle va s’écraser contre ma poitrine, me confiner à une respiration malingre, un petit sifflement entre les lèvres, à peine audible. Paris ne me comptera pas parmi ses habitants dans les prochains jours. Le temps de passer chez moi prendre quelques affaires, dormir pour renouer avec mes pensées originelles, revenir à moi, puis repartir dans la foulée, dès demain pour ne pas me perdre, me dissoudre. Demain, je prends le premier train, la destination importe peu, c’est le voyage qui compte et le point d’arrivée, l’ancrage.


J’ai tenu bon, comme je l’avais prévu. C’est facile de tenir quand la volonté le décide. Rien à dire de la journée, rien de particulier à retenir. Maintenant c’est à mon tour de prendre la route, de revenir en arrière. On ne doit pas se retourner sur son passé au risque d’être pétrifié. Ce n’est pas un retour en arrière, c’est une plongée dans des abîmes que je dois affronter pour aller de l’avant, reprendre ma vie au point mort où je l’avais laissé, au point de rupture où elle m’a été retirée. Aujourd’hui, j’ai 38 ans, j’aurais pris 34 ans pour me décider à retourner voir la mer, à aller au-devant de la mer, 34 ans pour entendre «les mots bleus» jouer dans ma tête. J’entends nettement cette musique, je la reconnais, je l’ai toujours connu « Je lui dirai les mots bleus, les mots qui rendent les gens heureux…». Heureux, depuis combien de temps au juste, je n’osais pas prononcer ce mot et encore moins imaginer à quelle sorte de réalité il peut renvoyer, « parler me semble ridicule, je m’élance et puis je recule…», je ne parle plus vraiment depuis longtemps, je n’ai pas trouvé à qui parler, pour dire quoi? Je ne recule pas, je ne m’élance plus. Je reste tapi dans le creux de mes 4 ans, enfoncé au plus profond de moi, bloqué à cet âge, 4 ans, juste après la formation de la conscience. Tout est déjà là à 4 ans, il n’y a qu’à explorer et récolter. Je récolte ce cri perforant, celui de mon père, que la chanson de Christophe ne saurait effacer.
Je roule fenêtre ouverte, l’air est un peu frais, ça ne me dérange pas. J’ai l’habitude d’être dehors. Les kilomètres réduisent l’attente, mais rallongent l’impatience. Je n’augmente pas ma vitesse. J’ai appris en toutes circonstances à observer une forme de constance, l’habitude du bruit, je suppose. Je garde mes mains sur le volant,je regarde la route qui avance, se rétracte, se concentre.
La roulotte du marchand de bonbons vient s’interposer entre l’autoroute et la mer qui se rapproche. Je repousse encore ce qui veut s’imposer. Un bourdonnement dans les oreilles me rappelle au bruit, j’allume la radio pour créer diversion. Le cri de mon père se fait plus perçant, je suis obligé de m’arrêter sur la bande d’arrêt d’urgence. J’ai du mal à respirer, je ne trouve plus mon souffle. J’inspire profondément, exténué par un effort que je n’ai pas encore fourni, harassé par anticipation. Cette fois le retour en arrière est impossible, abandonner maintenant est inconcevable. J’ai l’impression de retrouver prématurément mes 4 ans, comme j’ai été précipité trop rapidement dans un âge qui n’était pas le mien, il y a un décalage persistant dans ma vie, une fissure interne.
Je suis aujourd’hui un petit garçon dans un corps d’adulte, avec des habitudes d’homme, et toute la panoplie adéquate, un travail, des responsabilités, des affaires d’homme. Mais je ne sais pas quel homme je suis, quel homme je peux être, aucune femme ne me l’a dit. Je n’ai jamais été autre chose que ce petit garçon de 4 ans avec un cri déchirant dans la tête. Ce petit garçon qui n’a jamais fini son paquet de réglisse et de caramels mous, un soir de juillet en bord de mer. C’est le bord de mer qui m’attend, c’est la mer que j’attends depuis tout ce temps. Je reprends la route pour les quelques kilomètres qui me séparent de mes 4 ans. Quand j’arriverais, j’aurai parcouru 34 ans de vie à l’envers.


Le train me semble plus bruyant que l’avion et nettement moins agréable, pas de paysage que le regard peut tenir sous son joug, pas de steward rafraîchissant. Un léger mouvement du corps de temps en temps et encore, imperceptible, mais je ne suis pas venu pour le confort. Je ne cherche pas particulièrement à être tranquille ni le contraire. Dorénavant, ce qui va se passer dans mon corps m’appartiendra, je vais suivre l’itinéraire que la maladie a tracé pour moi tout en lui imposant des chemins de traverse, des passerelles entre le découragement et la confiance, la transformation physique et l’équilibre psychique. J’ignore les épreuves, elles viendront et je dois me préparer. Je n’ai plus de temps à perdre, à courir après un coupable, à désigner une belle tête d’assassin. Le mal est là, le mal est en moi, mais le mal ce n’est pas moi. Je veux du temps et rien d’autre, et du souffle aussi. Le train bouge, je suis dans le mouvement, encore, c’est bon signe, encourageant.
Son visage n’était pas souriant, pas triste non plus, il n’avait pas d’expression particulière, neutre pas vraiment, lisse non plus, doux peut-être. Il faut de la force pour accepter la douceur, c’est beaucoup plus difficile que la violence, la férocité. Il y avait une irrémédiable douceur sur son visage, dans son corps. C’est une expression particulière, je ne l’ai pas comprise tout de suite, à quelques centimètres de son visage, je m’approchais encore. Dans sa bouche, un goût, sa langue un autre goût, et son cul, son admirable cul, quel goût. Je m’enfonçais, je m’enfonçais, j’avais du souffle, celui du marathonien, du vainqueur. Je me sentais invincible, pourtant je m’enfonçais. J’avais beau m’enfoncer, j’étais invincible.
Son visage, d’autres visages, son cul, seulement son cul, des mains partout, langues, haleines, humeurs, queues, bouches, des corps, des milliers de corps me passaient dessus, le goût de son cul sur ma langue, le goût de son sexe au bout de mes doigts. J’avais 14 ans et déjà un appétit affirmé, du tempérament diraient certains. J’avais 14 ans et j’avais déjà compris, je savais qui je voulais, mon désir le savait. J’avais 14 ans et mes mains sur ses fesses, sa douceur collée à mon visage. J’avais 14 ans, Léna, tu fouillais déjà dans mon pantalon, comme si tu allais trouver les clés d’un mystère. Je regardais tes seins, j’étais fasciné, j’avais envie de les prendre en bouche, de m’y attarder, passer de l’un à l’autre, j’ai regretté de ne pas avoir deux bouches. Tu gémissais du haut de tes 17 ans, des petits cris presque plaintifs, tu me guidais et je m’enfonçais, un été à Trouville.
Ce que je viens faire ici aujourd’hui, je ne sais pas. Je viens chercher Léna, la seule femme que j’ai connue, tu es ma seule femme, je viens pour toi, Léna. Après toi, il n’y a eu que des hommes, plus merveilleux les uns que les autres. Qu’est-ce que j’espère trouver ici, à part mes 14 ans, à part toi, Léna ? Tu me prendras contre toi, je me blottirai dans tes bras comme un enfant de 14 ans, tes mains dans mon dos, caressantes, j’oublierai mon sexe un instant, mais pas tes seins, je les sucerai, les lècherai, les titillerai, les exciterai doucement, l’un après l’autre. Tu prendras mon sexe, tu l’amèneras à toi et j’entrerai. C’est peut-être toi que je suis venu trouver Léna. Je ne sais pas si c’est la maladie qui œuvre déjà, la nostalgie comme premier symptôme, parce que je ne suis pas du genre à me retourner sur le passé, à revenir en arrière. Je vais de l’avant, je m’élance, j’avance. C’est donc la maladie qui me malmène ainsi.


La mer devant moi, derrière tout le reste, je ne me retourne pas, je regarde droit devant et j’avance. D’abord, je retire mes chaussures, le sable sur mes pieds, un peu frais. Le bruit s’est calmé, dans mes oreilles, la mer commence à entrer. Je me souviens exactement de l’emplacement de la roulotte du marchand, à deux pas de la mer, à deux pas du drame, l’odeur des bonbons, mon père qui ne revient pas, pas tout de suite, qui tarde. Doux et léger, ma tête semble plus légère, les bruits plus doux. Le cri, je vais entendre le cri une dernière fois, ce cri enfoui dans la mer, le cri de mon père parti rejoindre ma mère. Ma mère qui s’est noyée un soir d’été à Saint-Jean-de-Luz. Ma mère qui savait pourtant nager, mon père qui n’a su que crier et moi qui n’ai jamais appris. Je n’ai jamais appris la mort de ma mère,à crier, à nager non plus. Je n’ai pas voulu, ni l’un ni l’autre. Le bruit, je ne voulais avoir que ça en tête, me remplir de bruits.
Je reste silencieux, il n’y a rien à dire, pas une seule pensée à sauver, plus de couleur, plus de cri, doux et léger. Pierre avait 4 ans quand le cri l’a précipité dans le bruit permanent, le tintamarre de ses pensées, le bourdonnement du monde. Pierre a quitté la douceur et la légèreté, quand on commence tout juste à l’apprendre. Même à 38 ans, on ne peut pas oublier ses 4 ans, on peut compter le temps, chercher son souffle, avant le second, trouver déjà le premier. C’est toi, Pierre, que je suis venu chercher, retrouver tes 4 ans, mes 4 ans, nos 4 ans, il y a si longtemps, il n’y a pas si longtemps. Je dois te quitter Pierre, te rendre tes 4 ans, définitivement. Je dois quitter le cri, celui de mon père, celui liquide de ma mère, le tien Pierre, celui silencieux de tes 4 ans, que la mer les entraîne tout au fond. Nous ne descendrons pas dans les profondeurs, nous n’irons pas chercher la douleur absente des profondeurs.
Je suis au bord de l’eau, les vagues viennent me chercher. Je voudrais aller au-delà de mes possibilités, avoir la capacité thoracique de Johnny Weissmuller et nager loin devant, jusqu’à ce point que fixent mes yeux. Je ne sais pas si je sais vivre, pourtant je me tiens debout. Je ne sais pas nager, pourtant je vais entrer dans la mer.


J’ai hésité et puis j’ai reculé devant la maison. Il y avait toujours son nom, ses parents derrière la porte, une ombre que j’ai cru apercevoir. Son père, sa mère, Léna? Qu’es-tu devenu Léna? Comment vas-tu? Qui aimes-tu? Penses-tu à moi parfois? Je t’aime Léna, pourtant je suis incapable de sonner chez toi, pourtant j’ai choisi les garçons. Je suis malade, je préfère te le dire tout de suite. Mais ça va, j’encaisse, je tiens le choc. Je vais aller voir la mer, si tu veux me rejoindre, tu sais où me trouver.
L’eau est froide, mon pantalon se colle à mes mollets. La sensation n’est pas désagréable. Ce ne doit pas être si compliqué que ça de nager. Après tout, on passe bien 9 mois dans le placenta. On doit pouvoir retrouver d’instinct les mouvements, les gestes, faire confiance à son corps, il connaît, il sait. L’eau arrive à mes épaules déjà, on avance vite dans la mer, je pensais vraiment que j’aurais plus froid.
J’aimais ta peau mouchetée de sable, certains grains se confondaient à tes grains de beauté, je m’amusais à faire le tri avec le bout de ma langue, bientôt ma peau se marquera de tâches, viendras-tu y déposer tes baisers?
J’ai vu l’aisance avec laquelle les nageurs fendent l’eau, la puissance, et le souffle ne jamais oublier le souffle, celui que je vais retenir quand j’aurai la tête sous l’eau. C’est pour bientôt, je me prépare.
La mer est belle aujourd’hui, Léna, penser à toi rend la mer plus belle, elle est pleine de toi, je
suis plein de toi. J’ai 20 ans Léna et je ne vais pas mourir.
Je ne vois plus que de l’eau, partout autour de moi, j’ai encore les yeux ouverts, fixés sur le point au loin, je ne retiens pas mon souffle, je respire pleinement, plus aucun bruit en moi.
Je n’ai plus pensé à toi Léna, j’ai plongé tel Johnny Weissmuller, au loin un type à la mer.


Nouvelle écrite dans le cadre du Marathon 2007, in Projet Sputnik, La Hors de.