"Regardez bien mon visage,
enregistrer tous les détails et surtout ne dissimulez pas les preuves. Que l'on
se souvienne de mon regard inquiet, de la sueur sur mon front, de la mesure de
mes pas, de ce corps en fuite, tentatives répétées d'échapper à la
surveillance. Que l'on se souvienne de l'homme, peu importe le numéro. Que l'on
se souvienne de la trajectoire, peu importe les fausses routes. Que l'on se
souvienne des efforts, peu importe le résultat. Que l'on se souvienne des
interrogations, peu importe les réponses. Que l'on se souvienne de l'histoire,
peu importe la fiction. Désormais je ne quitterai plus votre esprit,
j'échapperai enfin à tout contrôle. "
La télévision poursuit ses programmes,
boucle ininterrompue. Il se réveille. Les images affluent au fond de sa rétine.
L'esprit en court-circuit, il ne peut pas repousser l'invasion seulement la
recevoir. Il a rêvé sans pouvoir l'affirmer, mais la voix d'un homme lui tourne
en tête. Il devrait pouvoir se rappeler. Il devrait pouvoir s'arracher au
canapé, couper le poste et se coucher. Il devrait, mais l'écran a repris son
pouvoir hypnotique.
" Que l'on se souvienne de
l'homme, peu importe le numéro." La phrase remonte soudain. Il ne
reconnaît pas le timbre de la voix. L'homme ne se réduit pas à un numéro.
Pourtant son identité tout entière tient dans une série de chiffres qui lui
assure son existence sociale. Il est répertorié. On sait de lui son état
intérieur et extérieur, comment il gagne sa vie et comment il la dépense, ses
goûts, moins ses répulsions. On sait, on le suit.
La fatigue s'empare de lui sans merci.
Il aimerait se souvenir de l'homme au bout de la voix. Il aimerait se réfugier
dans un coin reculé de lui-même où il échapperait à tout contrôle. L'endroit
ressemblerait à un passage sombre mais ouvert sur la lumière. "La sortie
est au bout", se dit-il.
La lumière de l'écran l'aveugle, les
sons le saturent. Il y a sans doute mieux à faire que de s'abrutir devant la
télévision. Il y a sans doute mieux à faire que de se perdre dans des pensées
sans issues. Il reprend sa position avachie et résignée. Il y a sans doute
mieux à faire, mais la série Le prisonnier continue. Il reconnaît la voix de
l'homme, presque rassuré. Il y a sans doute mieux à faire...
©
Éric Sourdieux
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