dimanche 4 septembre 2011

Parrution in Histoires de familles, catalogue de Delphine Balley, Lienart, Paris, 2010


Mémento du 18 novembre 1894

J’ai encore mal dormi cette nuit, le bruit épouvantable de la pluie contre la corniche. Après 250 changements de position, j’ai arrêté de compter. L’oreiller ne me convient pas, les draps m’oppressent et le matelas m’absorbe tout entier. Ce matin, l’humidité me brise les os, une sombre journée en perspective. Je développe des symptômes inquiétants. De fréquentes céphalées troublent ma mémoire et ma perception. Hier, aujourd’hui… je ne sais plus. Je suis obligé de tout consigner. Une profonde léthargie s’empare de mon être et me laisse perplexe. Mes humeurs échappent à toute rationalité. Ces livides vont finir par me rendre malade. Il est temps de s’attaquer à des pathologies sévères, des cas irrécupérables. Je dois approfondir mes expériences et enrichir la formule de la pilule Pink. Maintenant que le sang et les nerfs n’ont plus de secret pour moi, je vise le cœur. Mais, je dois d’abord percer le mystère du cerveau. Un cœur sans tête ne vaut rien de bon. Les coiffés de Ribérac se prêteront volontiers à mes manipulations. Le contrôle du subconscient est un pas de géant pour la science. Les fantômes ne diront pas le contraire. Bouche ouverte, je profiterai de la béatitude d’une séance spirite pour inoculer le traitement. Elles se retrouveront avec une belle langue rose bonbon. De quoi titiller la sérotonine et réveiller le goût de leur baiser !
Pour la neurasthénie de la veuve Coustillas, je préconise un savant équilibre entre le bromure de calcium et le sulfate de fer, légèrement augmenté en nitrate de quinine. La perte d’appétit de la veuve Veyssière nécessite un surdosage de bromure de potassium. Du sulfate de magnésie et de cuivre associé au phosphate de calcium pour la dépression de la veuve Dubreuih. Le dosage est décisif et le mélange précieux. Le bromure de calcium serait plus approprié pour la veuve Coustillas, le sulfate de magnésie pour la veuve Veyssière, et bromure de potassium et nitrate de quinine pour la Dubreuih.
Un appel remonte du fond de la Forêt-de-la-Double. Le flair de Gloria m’aidera à dénicher cette voix qui perturbe ma concentration. Ma réflexion ne supporte pas les parasites. Vérifier que la combinaison du sulfate de baryum et du carbonate de sodium puisse remplacer le bromure de calcium. Une erreur serait fatale aux patients et à ma réputation. Mes détracteurs ne manqueraient pas l’occasion de m’accuser de charlatanisme. Mais à raison de 147 nettoyages journaliers de mon fusil, je tiens ma force de conviction armée au bout de mon canon. Sans compter les nombreux témoignages de mes fidèles malades, qui attestent l’efficacité de mes traitements. Madame Célia m’a encore remercié pour mes bons soins, quant à la gastralgie de Monsieur Bigot, elle est tout à fait digérée. Madame Monty a retrouvé une mine vermeille et la sœur de Monsieur Deloménie, autrefois lymphatique au possible, connaît une seconde jeunesse. Monsieur Brunet, plus perclus du tout, s’est redressé d’un coup et Madame Fillon a repris ses tâches ménagères avec une ardeur inégalée. Plus récemment, Mademoiselle Annequin m’assure de sa reconnaissance éternelle pour mes remèdes éclairés. Tous ces miraculés m’encouragent dans mes efforts et savent mieux que quiconque que j’ai changé leur vie. Je ne parle pas des petits accidents indispensables à la progression de mes recherches. Des sacrifiés pour le bien commun, fort heureusement sans famille, mais que l’atrophie avancée rend quoi qu’il en soit méconnaissables. En plus de l’absorption massive de pilules Pink, d’un régime alimentaire sévère et d’une dévotion absolue, je recommande des ablutions pour le tigre de Madeleine, des incantations pour Yvonne et des ondoiements pour Rose-Anette. Des prescriptions nécessaires pour résorber le mal en elles. Quelques tentatives supplémentaires et je tiens le dosage idéal. Les pilules Pink achèveront ma renommée.
L’appel de la forêt insiste. Le bourdonnement dans mes oreilles est assourdissant. Quand on voue sa vie à la science, le corps ne tarde pas à en ressentir les effets secondaires. Cette nuit dans la Double, j’irai sur la voie de la guérison.
 
Dr Williams.
À Ribérac, le 18 novembre 1894. 

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