dimanche 23 septembre 2012

Pronostic vital



Ma joue contre le cuir du canapé, la peau finira par s'arracher. Ma respiration vient s'échouer à l'arrière de mon crâne. J'ai mal à la tête, une mauvaise nuit à croupir au fond du lit à tes côtés, les mots à l'assaut de ton corps, épuisés.
"Je t'aime.
Dors."
Je laisse ma joue contre le cuir du canapé. Quand je la décollerai, ça fera un bruit bizarre. Je ne saurais pas dire lequel, mais je saurais le reconnaître, un peu comme toi. Je ne sais pas mais je te reconnais. Ta peau, ton corps, ton odeur, ça et tout le reste, tes mots, ta présence...
"Dors."

Une nuit j'ai pleuré à cause d'un mal de tête qui ne partait pas, ça et tout le reste. Les larmes sur le lino, je les ai entendues tomber. Ploc, ploc et ça redoublait, la douleur, les larmes, un mal de chien. Je n'aurais pas cru l'entendre un jour, un mal de chien qui s'écrase contre le lino.
"Je t'aime."

Je m'arrache à la chaleur ruisselante qui coule au fond de moi, la marque de la couture du canapé en travers de la joue. Dehors, les rues, les façades, le bitume croulent sous les 40°.
Je me souviens du bruit des feuilles dans le vent, respiration plus ample et fluide que la mienne. C'était l'été dernier, nous étions sous le tilleul, la tête contre l'écorce. Le soleil par petites touches sur la peau, l'arbre imprimait ses stries à l'arrière de mon crâne. J'attendais que la pluie nous piquent les cheveux, les joues, le visage. J'attendais l'orage qui coulerait sur nous, de partout, la foudre qui nous prendrait ensemble.

Je marche sans savoir, sans reconnaître mes pas et le nom des rues. Tête nue sous le soleil brutal, je voudrais épuiser les mots à l'assaut de mon corps.

La joue contre le sol, la peau finira par lâcher. Quelqu'un me glisse une chemise à l'arrière du crâne, des parapluies s'ouvrent au-dessus de moi. J'ai mal à la tête, du sang dans la bouche, ça fuit, ça coule, ça s'échappe. Je glisse et je m'enfonce dans le goudron, mes yeux vont se fermer.

Un sourire hésitant au-dessus de moi, tu me regardes sans rien dire. Le médecin m'a tout expliqué: la violence du choc, la voiture qui n'a pas freiné. J'ai mal à la tête, pas de fractures, de paralysie, de traumatisme crânien, une série de points de suture à l'arrière du crâne, vingt au moins. Le comas artificiel m'a sauvé la vie, ça et tout le reste, les parapluies, la chemise, les pompiers. Je m'agite un peu, la conscience du danger me tombe dessus:
"– Ils avaient engagé le pronostic vital, tu te rends compte, le pronostic vital!
Dors."




Paru in A la dérive, N°4, Dévorante passion

Photos: Eric Sourdieux



mardi 22 mai 2012

Respire, respire.
Inspiration, expiration.
Je ne vous parle pas.
Je me suis installé dans une chambre.
N'en parlons pas.
Pas dehors.
Fouler le sol de ses pas.
C'est votre femme.
Toute la mesure de son corps et son visage.
Porter des robes, se vernir les ongles et mettre des bijoux.
Des fourchettes invisibles.
Mais l'habitude de la gêne.
Mon petit coco.
La caresse sur le museau et le morceaux dans le creux.
Au fond.
Au milieu des boîtes, des épluchures et autres déchets ménagers.
L'air qui circule, dedans, dehors.
Souviens-toi.

vendredi 16 mars 2012

L'effondrement


Un claquement dans la tête, CLAC, commotion cérébrale. Une détonation dans la poitrine, PAN, crise cardiaque. L'effondrement, ça y est ! Le mal est innommable, mais le mal existe, il est réel. Il se répand rapidement, dans la tête d'abord et puis le corps.

Oui, j'ai vécu la violence du choc, la violence je vous le dis, du choc, vous pouvez me croire.

Bientôt, j'aurai tout oublié, une bouillie circulera librement à l'intérieur de ma tête, la mélasse dont on croyait s'être débarrassée viendra bruiter à nos oreilles, GLOUGLOU.

Qui aurait pu croire que ça arriverait ! Plus jamais ça !

Ça n'est pas fini, ça ne peut pas finir, ça ne finira jamais. L'histoire, de préférence ancienne, vécue en d'autres temps, et connue, condamnée, va se répéter avec effacement obligatoire de la mémoire, RESET. Et on recommence encore encore encore et encore et encore et encore encore encore. CLAC, PAN, GLOUGLOU et puis plus rien, c'est foutu, fini, terminé.

Tant que je peux articuler, je parlerai.

Tant que je peux bouger, je réagirai.

Je me souviens comment c'est arrivé, avant la violence du choc.

 

 

Elle arrive bras ouverts jambes écartées. Elle ne veut pas embrasser, caresser, étreindre, protéger, consoler, rassurer, apaiser. Elle veut ouvrir les bras, redresser le cou et dégager la poitrine, cou dressé, poitrine tendue. Elle veut se montrer, bras, jambes, cou, poitrine, venir au-devant de la foule pour brandir son corps. Elle ne fléchira pas devant l'obstacle, ne s'inclinera pas devant l'ennemi, ne s'abaissera pas devant les intimidations. Elle veut convaincre mais pas séduire, bras ouverts jambes écartées. Elle veut. Cou dressé, poitrine tendue.

C'est une femme, à tout point de vue. Biologiquement c'est une femme, organiquement c'est une femme, hormonalement c'est une femme, génétiquement c'est une femme, sexuellement c'est une femme.

C'est une femme.

Elle harangue la foule, s'avance au-devant du peuple, l'exhorte à réagir, parle en son nom. Le peuple délaissé, oublié, sacrifié, humilié, écrasé, trahi, les ouvriers aliénés aux chaînes de production, les ouvriers licenciés des usines sauvagement délocalisées. Elle veut accueillir la classe ouvrière, bras ouverts jambes écartées. C'est elle le peuple Français, la voix et le corps des invisibles.

Elle prend forme. Elle hausse le ton.

Le modèle du fédéralisme et du mondialisme est un équarrisseur du peuple.

Le Grand Capital a broyé le peuple.

Tous les gouvernements successifs ont participé au système d'exclusion du peuple.

Maintenant, les responsables doivent payer.

Le peuple Français est le souverain de la Nation.

Le peuple Français doit choisir son avenir.

Le peuple Français doit retrouver sa liberté.

Le bulletin de vote est l'arme du peuple et le peuple ne se trompera pas.

Maintenant, c'est son heure.

Elle se dégage du pupitre, prise par l'ivresse du discours, s'avance au-devant de la foule pour le vertige du podium, l'acclamation, l'exaltation, la ferveur fanatique, le sang qui monte à la tête, les visages transfigurés, les maxillaires rageuses, les jugulaires exacerbées, les temporales explosives, l'aorte gonflée à bloc à la limite de l'anévrisme, femme vampire au sourire carnassier, à la formule affûtée, à la déclaration tranchante, à la haine hémorragique.

Une nuée de drapeaux français, étendard déployé, flotte et claque derrière elle, des coups de fouet qui exaltent le verbe, exultent la foule, portent haut les valeurs du parti. Elle veut sentir le vent de la Nation se lever en elle, avec elle et pour elle. Elle veut rendre la Nation aux citoyens, la France aux Français.

Elle aime les Français qui aiment la France, la Nation, ceux qui chantent la Marseillaise sous le drapeau la main sur le cœur, la main qui se retient du salut, paume plate et bras tendu. Elle agite le sacrifice des Harkis, leur sang pur versé pour la patrie, mouchoir blanc en guise d'armistice. Elle ne cite pas les immigrés, ils n'ont pas le droit de cité. Elle laboure sur toutes les terres qui peuvent lui donner raison, servir ses arguments, conforter les vérités qu'elle dénonce. Elle agite les peurs des Français, pavillon à tête de mort : l'insécurité, le chômage, l'injustice sociale, l'incertitude de l'avenir, la montée de l'Islamisme, le repli communautaire.

Elle pense et elle tient à le faire savoir, à le faire entendre, dans les meetings, sur les plateaux télé, à la radio, dans les journaux, dans les villes, les campagnes, en France, à l'étranger, dans le monde, elle veut, bras ouverts jambes écartées, faire circuler ses idées, communiquer.

Elle tient à ses idées, toutes sont à peu près d'elle sinon d'héritages inavouables, enfouis, obscurs, qu'il vaut mieux taire pour le moment, enterrer avant le retour des morts-vivants, des profanateurs de sépultures. Elle est prête à se battre pour défendre ses idées, à sortir les chiens muselés, habitués à grogner et dressés pour mordre.

Elle détourne sa langue, rhétorique habile usée à toutes les contorsions. Elle négocie, arrange, débarrasse les escarres nuisibles. L'image est clinquante mais respectable, le danger écarté. Elle nettoie, aseptise, karchérise le monstre. Ses nouveaux soldats, costume impeccable, polis et policés, détendus et souriants, grossissent ses troupes, torse bombé, sans crainte et sans reproche. Le diable en exil, hors de vue, sommeille en elle.

Elle détourne son image, compromise avec sa langue, talons hauts et bas noirs, jambes fines et croisées, elle féminise la posture, adoucit le mensonge pour augmenter l'adrénaline des sondages, faire monter la testostérone au niveau de la ceinture, faire grimper le baromètre de sa cote de popularité. L'index posé sur la bouche, elle écoute et répond aux questions, aux agressions injustifiées, aux malentendus déplacés, victime du bâillon sous-démocratique, malade du système Républicain, victime innocente de père en fille.

L'agressivité n'est pas de son côté, elle rend les coups, se défend de la cabale infondée montée contre elle par les partis politiques et alimentée par les médias. Elle s'offre au sacrifice du pouvoir, Jeanne d'Arc en proie aux flammes, martyr incandescente à la virginité de pacotille. Héritière parricide qui exhibe le cadavre du père, orchestre la danse macabre où chacun joue sa partition.

L'index posé sur la bouche, elle attend son temps de parole, compté, décompté, escamoté, tronqué, amenuisé. L'index posé sur la bouche, elle attend et prépare ses réponses, l'angle d'attaque, après la sélection intérieure des fiches, des cadavres du passé, des intentions ravageuses, de l'idéologie au visage génocide, visage qu'il faut masquer, travestir, transformer, transfigurer, déformer.

L'index posé sur la bouche, elle attend.

Le sourire aux lèvres, le regard fixe, elle avance ses idées l'une après l'autre, calmement et fermement, elle avance, progresse, s'infiltre, s'immisce dans les foyers, les consciences, gagne du crédit, des points, des intentions de vote, des électeurs, des partisans, des militants, des sympathisants, des Français. Sourire aux lèvres, regard fixe, elle avance. Les mains jointes pour appuyer ses propos, les doigts croisés pour contenir la colère, elle avance masquée, mais elle avance.

Elle revendique le droit à être soi-même, même si soi-même c'est renier la différence, se replier sur soi pour se protéger de l'autre, l'étranger, l'anormal, l'inconnu, réduire l'homme à l'état de race, consigner les femmes au foyer avec la culpabilité de l'IVG, restituer l'ordre et la morale, la surveillance et la punition, rétablir le châtiment par la peine de mort. Elle veut défendre les libertés individuelles, la liberté tyrannique, dictatoriale soumise à son modèle. Elle veut imposer le changement, bras ouverts jambes écartées, soumettre son idée d'une nouvelle société.

Préparons-nous, bras fermés jambes serrés, l'Homme Nouveau va arriver.

 

 

Avant, j'étais un homme, ma colonne me tenait debout, mes jambes supportaient le poids de mon corps, les pieds ancrés dans le sol.

Avant, j'avais un corps et une tête.

Avant, j'avais un visage et un nom, une identité, j'appartenais à l'espèce humaine.

Avant, je m'efforçais de rester droit.

Avant, je tombais et je me relevais.

Je tombais et je me relevais.

Je tombais et je me relevais.

Avant





dimanche 15 janvier 2012

Le rendez-vous

« — Si elle ne vient pas, dites que je suis un sot, et que la vieille mère est une honnête femme. »
Alfred de Musset

La boulangère affiche toujours cet air de connivence quand je franchis le seuil de sa boutique. C’est presque comme si elle guettait mon arrivée. Sans plus attendre, elle emballe soigneusement les gâteaux dans du papier blanc et ne peux s’empêcher d’ajouter :
― Je ne mets pas de scotch, c’est pour manger tout de suite ?!
Je ne réponds pas et me contente de sourire vaguement. Avant que la porte ne se referme, elle me lance :
― À la semaine prochaine. Et ne vous inquiétez pas, je vous les mets de côté.
Je ne m’inquiète pas, mais je dois reconnaître que cela m’ennuierait de changer d’adresse pour trouver mes gâteaux, car elle se trouve juste à côté du square où je vais depuis plusieurs semaines tous les dimanches. Je m’arrange pour venir à une heure creuse, quand les clients se font plus rares. J’ai eu le malheur de passer un jour d’affluence et de voir la boulangère s’empresser de me servir au détriment des autres clients. Le regard rageur du jeune couple qui hésitait à choisir la tarte dominicale m’a servi de leçon. J’ai depuis décalé mes horaires et n’ai plu à supporter un favoritisme dont je ne suis pas responsable.
Sur le chemin, je prends garde à ne pas écraser le paquet. Un sportif acharné aurait vite fait de me bousculer et de ruiner mes efforts. Je m’efforce aussi d’être ponctuel, mais à chaque fois elle me devance d’une longueur. Je la trouve assise sur le même banc, à croire que cette place lui est réservée, toujours dans cette posture caractéristique : les mains croisées sur les jambes, le regard perdu dans le vide avec cet inénarrable sourire aux lèvres. Je me demande si ce n’est pas pour son sourire que je ne manque aucun de nos rendez-vous, si cette impression de « déjà vécu » que je ne connais qu’avec elle ne précipite pas mon pas. Pourtant, je n’attends rien d’elle, sauf cette habitude rassurante que nous avons prise tous les deux. Pour ainsi dire, j’ai l’illusion de maîtriser la situation puisqu’elle m’est familière, comme si je jouais une partition apprise par coeur sans l’angoisse de la fausse note. Qui n’a jamais rêvé de pouvoir ainsi tenter plusieurs fois sa chance, de la voir se répéter jusqu’à se sentir prêt à la saisir ? Ainsi je peux réfléchir toute la semaine à la bonne attitude à adopter, à trouver le ton juste. Ces efforts sont inutiles, on ne peut pas contrarier sa nature et avec elle, je me sens libre. Je sais qu’elle m’accorde le droit à l’erreur, même si je sais aussi qu’un jour elle ne viendra plus, qu’elle ne sera pas au rendez-vous. Je redoute ce jour où je serai le premier. Je l’attendrai sur le banc trouvant dans l’observation des activités humaines autour de moi le moyen le plus sûr de m’occuper l’esprit. Je retarderai le moment où il faudra abandonner la place, parce qu’aucun regard ne saura me réconforter, personne ne comprendra pourquoi je serais resté si longtemps à attendre, un petit paquet en papier blanc dans les mains que je finirais par écraser de tristesse. Mais j’ose espérer qu’elle me préviendra avant, quand ce ne sera plus la peine de venir et j’espère surtout que j’aurai la force de ne pas chercher à savoir ce qu’elle est devenue. 

L’absence de scotch me facilite l’ouverture du paquet dont j’ouvre le papier avec précaution. Ce cérémonial fait partie de notre relation, il en est même devenu un élément indispensable, sans lequel elle n’accepterait peut-être pas ma présence : je m’assieds à côté d’elle, ne l’interrompt pas dans ses rêveries si tel est le cas, quand elle ne me regarde pas faire avec des yeux pleins d’espièglerie et de confiance, puis je lui offre un chou à la crème, son préféré, ou un chou pâtissier le cas échéant et seulement après, nous pouvons parler. Quand j’oublie de prendre une petite serviette, elle ne manque pas de me le faire remarquer, mais elle en a toujours en réserve. L’épisode de la serviette participe à la décontraction, un jeu entre nous qui détend tout de suite l’atmosphère. Je les oublie une fois sur deux et feins d’être surpris quand elle me réprimande gentiment :
―Heureusement que je ne te demande pas en plus d’apporter une petite cuillère !
Ce qui pourrait m’exaspérer chez n’importe qui m’attendrit chez elle. Je me dis qu’un jour, je viendrai avec une jolie serviette, une assiette à gâteau et une petite cuillère, mais je ne l’ai encore jamais fait. Quand, malgré toutes mes précautions, les gâteaux ont souffert pendant le trajet, elle se contente de laper délicatement la crème dégoulinante sans faire de commentaire. Je n’ai jamais vu personne s’en sortir aussi proprement avec un gâteau aussi peu commode. De mon côté, je me débrouille comme je peux.
Le temps s’est rafraîchit, mais je n’y pense pas. Je remonte le col de ma veste, l’usure me protège moins du froid. Dès qu’elle a avalé la dernière bouchée, je m’empresse de prendre de ses nouvelles. Elle ne s’attarde pas sur son cas et s’inquiète pour moi. Je lui réponds que je vais bien et que je passerai sûrement l’hiver, malgré la grippe et les autres microbes qui traînent. Elle rie de bon coeur. J’aime entendre son rire. Souvent, nous échangeons les rôles et malgré tout ce qui nous sépare, cela fonctionne plutôt bien. Elle m’invente une vie qui n’a rien d’incroyable, mais qui me plaît beaucoup plus que la mienne. Je ne lui dis pas. Au contraire, je prends un air entendu comme si elle était loin du compte. Bien sûr, elle n’est pas dupe et moi non plus. Et puis arrive le moment où elle s’approche doucement de moi, me prend le bras et me chuchote à l’oreille :
― Je ne t’ai pas tout dit sur Lons-le-Saulnier. 

Bien qu’elle revienne à chaque fois sur cette histoire, il me manque toujours un élément décisif, la clé du mystère. Elle ajoute sans arrêt de nouvelles anecdotes, se noie dans les détails, mélange la chronologie à tel point que j’en perds le fil. J’entends à chaque fois une autre histoire. Je ne sais plus si elle l’a vraiment vécue, si c’est un rêve, un délire, une façon de me tenir en haleine, de me faire languir pour s’assurer ma présence et accaparer mon attention. Mais cette histoire sans fin me donne le vertige. Il manque le point final qu’elle prend plaisir à retarder par peur de précipiter les choses et de mettre définitivement un terme à son récit et à notre relation, comme si l’une dépendait de l’autre. Il faut dire qu’elle avait, dès la première fois, engagé la conversation sur ce sujet :
― Vous connaissez Lons-le-Saulnier ?
J’avais déjà entendu ce nom, mais je n’avais pas insisté. Elle avait pris mon détachement pour un consentement tacite, une invitation à la confidence, alors que ce n’était qu’un aveu de ma faiblesse congénitale. Je n’avais vraiment pas les idées claires ce jour-là et je n’avais pas essayé de l’interrompre ni de prendre congé. J’avais une gueule de bois épouvantable qui m’avait ôté toute forme de volonté et toute capacité de résistance. J’étais doux comme un agneau, docile comme un chien. La semaine suivante, j’étais revenu par hasard sur ce banc, les idées parfaitement en place. Elle m’avait immédiatement reconnu et j’avais alors compris que j’étais pris au piège. Je ne devais pas ignorer la signification de cette épouvantable coïncidence, ni ne pouvais modifier le cours des événements. On ne se dégage pas de certaines circonstances, même les plus défavorables, par une simple formule de politesse. Je pensais qu’elle avait peut-être des révélations de la plus haute importance à me faire, des révélations qui me sortiraient d’affaire. 

J’étais dans une mauvaise passe à cette époque. Je piquais régulièrement du nez dans mon verre en réponse à mes problèmes de communication avec Anna. J’avais beau l’aimer et ne pas vouloir me passer d’elle, je n’étais pas à la hauteur, pas à la sienne en tous cas. Si elle avait désiré un enfant, je lui aurais fait sur le champ, mais c’était quelque chose d’indéfinissable qu’elle attendait de moi, quelque chose qu’elle n’arrivait pas à définir. Toutes nos disputes se finissaient immanquablement de la même manière. Elle allait s’enfermer en pleurant dans la chambre m’ordonnant de la laisser. Je m’exécutais en passant la nuit dans les bars. Je n’avais pas d’autres endroits où me retirer en attendant qu’elle se calme et déverrouille la porte de la chambre. Je n’avais pas la force de trouver une maîtresse qui m’aurait accueilli chez elle, pas envie de mêler mes parents à mes difficultés de couple et pas de canapé convertible dans le salon. Il n’y avait pas de solution à mon problème, pas de miracle à attendre d’Anna. La nuit quand elle m’acceptait dans notre lit conjugal, je l’écoutais renifler, tétanisé, sans oser la prendre dans mes bras de peur d’être repoussé, jusqu’à ce que je sombre, abruti de fatigue. Elle ne voulait plus que je la touche et me reprochait mon indifférence quand je finissais par m’endormir. Si elle avait eu un amant, j’aurais trouvé une bonne raison de boire jusqu’à plus soif, mais elle n’en avait pas. Si elle avait eu une maîtresse, je m’en serais fait une raison, mais elle en était incapable. Si elle avait eu des parents compatissants, elle serait retournée chez eux, mais ils ne voulaient pas en entendre parler. Tous les couples traversent des crises, tant que je ne lui tapais pas dessus, il n’y avait rien d’irréparable. 

Quand la femme assise sur le banc a commencé à me raconter son histoire, j’ai d’abord pensé qu’elle était folle, puis que je devais l’écouter, qu’elle m’apprendrait peut-être quelque chose, que j’arriverais peut-être à comprendre les femmes plutôt que d’entendre Anna se plaindre. J’ai pensé que si je réussissais à écouter son histoire jusqu’au bout, je deviendrais un homme, celui qu’Anna attendait avec un peu de chance et j’ai accepté de tout entendre.
Ce dimanche là, elle était prête à tout me dire, à me raconter le début et la fin dans le bon ordre. Elle avait rencontré un homme mais leur histoire était partie sur un malentendu, une erreur d’appréciation et de destination.
Comme ils n’habitaient pas la même ville, il lui avait proposé de se retrouver à mi-chemin entre leur lieu d’habitation. Il avait pris une carte et au milieu d’eux se trouvait Lons-le-Saulnier. Comme l’homme était précis et ne supportait pas l’approximation, il avait rectifié son erreur. En réalité c’était Besançon. Mais elle s’était faite à l’idée de Lons-le-Saulnier et finalement cela ne changeait pas grand-chose à l’affaire. Le plus important était qu’elle devait prendre un train pour cette destination où il viendrait l’attendre. Ils avaient donc conclu un accord pour cette ville qui en valait bien une autre. Ce qui l’attendait là-bas, elle l’ignorait. Ils ne pouvaient pas s’arrêter à mi-chemin de leur rencontre.
Elle était enfin prête à prendre le train pour aller vers cet homme qu’elle connaissait à peine, mais qui avait de grandes déclarations à lui faire, peut-être de grands projets à lui proposer. Elle ne manquait pas d’ajouter :
― Cela bien sûr ne sert à rien, on ne s’imagine jamais ce qui nous attend, n’est ce pas ?
Dans le train, elle s’était mise à gamberger. Des idées folles lui étaient passées en tête, certaines inavouables qu’elle se gardait de m’avouer. Il l’attendrait sur le quai ou dans une voiture stationné devant la gare. Puis il l’emmènerait déjeuner en ville, puis il l’emmènerait déjeuner dans un bon restaurant. Il lui offrirait un cadeau, il aimait bien les surprises. Quelque chose de peu encombrant, non périssable pas comme un bouquet de fleurs, qu’en aurait-elle fait ? Quelque chose qu’elle aurait pu garder comme un précieux témoignage de leur rendez-vous secret. Pas une seule fois, elle n’avait imaginé qu’il ne vienne pas, c’était impossible.
Quant à moi, j’avais imaginé qu’il ne venait pas. Elle se retrouvait seule et déboussolée sans plus savoir ce qui l’avait vraiment poussé à partir. Une erreur d’appréciation dès le départ ne peut aboutir qu’à une déception à l’arrivée. Enfin, c’est ce que je pensais. Mais comme je trouvais son histoire touchante, elle rencontrait évidemment un autre homme, non prévu au programme celui-là, qui transformait les tristes circonstances en heureux dénouement. Je prenais même les traits de cet inconnu par souci d’authenticité. Ils allaient directement à l’hôtel sans s’arrêter au restaurant et rattrapait alors le temps perdu à des rêveries inutiles. 

Elle attendait que je réagisse, que je prenne la parole. Pour la première fois, j’avais envie de la rabrouer, elle et toutes ses inventions, de la laisser choir sur place et se dépêtrer toute seule avec ses folies dans la tête. Qu’elle trouve une bonne poire ailleurs, un gentil garçon qui accepte de jouer le confident bienveillant sans rien attendre en retour. Finalement elle n’avait rien à dire sur Lons-le-Saulnier parce qu’elle n’y était pas allée. Il n’y avait pas d’autre explication à son récit confus et la conclusion était impitoyable. Mais avant que je décide de m’en aller, elle avait ajouté :
― Une histoire comme celle-là, on ne peut pas passer à côté.
J’ai compris qu’elle ne dirait plus rien. Elle s’est levée et ne m’a pas salué comme elle avait pris l’habitude de le faire. Elle m’a seulement dit :
― Tu peux me croire mon garçon, je suis bien trop vieille pour raconter des histoires.
Je n’ai toujours pas compris le sens de cette dernière phrase, mais elle a pris du fait de son caractère définitif, une valeur de révélation. J’avais tout le temps désormais d’essayer d’en saisir la portée symbolique. Je savais que je ne retournerais pas dans le square le dimanche suivant, ni les autres. Anna ne me réclamerait pas d’explications sur cette « vieille tante malade » à qui je m’étais subitement mis à rendre visite, continuant d’occuper son temps sans moi, en dehors du foyer. Elle supposerait qu’elle était morte, ou que je lui avais menti, bien qu’elle n’ait jamais cherché à en savoir plus. Quant à moi, j’ignore tout de cette femme jusqu’à son nom, cela n’avait aucune importance. Mais j’avais écouté pendant des heures ce qu’elle n’avait probablement jamais confié à personne et je ne comprenais pas pourquoi. 

Je suis rentré chez moi. Anna n’était pas là. Un moment, j’ai cru prendre une décision capitale qui changerait tout : courir à la gare, monter dans le train pour Lons-le-Saulnier et espérer qu’Anna déciderait de m’y rejoindre. Ça ne tenait pas debout très longtemps. Dans la chambre, je me suis allongé sur le lit, j’ai fermé les yeux. Anna ne tarderait pas à rentrer.


Nouvelle in la revue A la dérive, janvier 2012
http://aladerive.jimdo.com/